Autonomie du joueur et responsabilité dans GTA, un jeu entre monde ouvert et réseau social

September 2025
  • Anne-Sophie Fofana (4DM)
  • Jolaine Kanda (4DM)
  • Eda Tinmaz (4DM)

Selon l’article d’Angelo Careri, il y aurait un malaise dans le jeu vidéo. Mais alors, quel serait ce malaise qui se niche dans cet espace virtuel vidéoludique populaire et sous quelles formes trouve t-il à s’exprimer ? À travers les différents jalons que sème l’auteur à commencer par le choix de faire porter son analyse sur Grand Theft Auto V (GTA V) et ses personnages ultra-violents caricaturant une certaine image de l’Amérique, nous chercherons à voir comment se construit l’autonomie du joueur et comment elle est révélatrice des concepts de responsabilité et de conscience morale.

1- Autonomie dans GTA

GTA V est un jeu vidéo en monde ouvert où le joueur a la possibilité de faire des choix pour diriger l’intrigue. Cette caractéristique pose d’emblée la question de l’autonomie du joueur qui lui permet d’explorer librement l’univers du jeu. C’est en grande partie ce qui a fait son succès. En l’absence de parcours imposé, cette liberté favorise l’émergence d’une narration personnelle, construite à partir des décisions et des expériences vécues au fil de l’exploration. On retrouve cette configuration d’exploration dans The Legend of Zelda, jeu vidéo conçu par Shigeru Miyamoto et Takashi Tezuka et produit par la société japonaise Nintendo. À l’instar de Grand Theft Auto, la série est passée de la 2D à la 3D, développant un univers qui incite le joueur à contempler le paysage et à définir librement son propre parcours. Cette liberté d’action, plus vaste que dans la vie réelle et qui conduit précisément Careri à faire référence au Malaise dans la culture observé par sigmund Freud dans son texte du même nom, conduit le joueur à explorer une nouvelle forme d’indépendance, en prenant ses propres décisions et en définissant librement son rapport à l’univers du jeu.

Pourquoi prendre des décisions, quelle différence entre le mode histoire et le jeu libre ?

Concrètement, le jeu constitue un espace d’expérimentation où il est possible d’accomplir des actions qui ne sont pas réalisables dans la vie sociale, et devient ainsi un espace d’expression affranchi de toute autorité, favorisant l’émergence d’une narration personnelle. Le joueur développe son autonomie en assumant les conséquences de ses choix. Cette liberté ouvre la voie à des décisions audacieuses et transgressives, stimulées par la curiosité et la possibilité d’explorer sans risque réel. Le joueur peut explorer des options inattendues ou tester des combinaisons inédites sans crainte d’erreur définitive. Une ligne directrice nous est tout de même proposée dans GTA avec le mode « histoire » qu’on peut choisir de suivre. Les consignes données favorisent une narration personnelle où le joueur suit une intrigue complexe et scénarisée qui mêle criminalité, satire sociale et drame personnel. Cette fonctionnalité propose notamment une progression modulable, le joueur dispose d’une marge de liberté dans le choix des missions et dans la manière de les aborder.

2 - Responsabilité et conscience du joueur

Le joueur va donc décider de suivre les missions ou bien de déambuler et interagir avec son environnement. Cependant, on se rend vite compte que le choix d’une balade comme action de jeu principale peut être difficile. Les PNJ (Personnage Non Joueur) ont peur du joueur avant même d'interagir avec lui, et les seules interactions possibles sont donc liées à un comportement violent du PNJ puis du joueur, ou bien à la fuite du PNJ. D’autre part, le jeu est construit de manière à ce que la mort ne soit pas une fin en soi. En effet, lorsque le joueur meurt, il se retrouve souvent devant un hôpital comme étape symbolique de son retour à la vie, en contrepartie du paiement de frais médicaux. Ainsi, les notions de vie et de mort ne signifient pas une fin ou un début de jeu et peuvent être résolues par des moyens financiers. Cet aspect du jeu peut contribuer à un désengagement moral du joueur et donc d’une perte du concept de responsabilité.

Dans Malaise dans le jeu vidéo, Careri parle du surmoi, qui opère comme une contrainte sociale ou morale et nous pousse à intérioriser nos pulsions. Ce surmoi serait moins présent dans le jeu et expliquerait ce manque de morale et de responsabilité « En offrant la possibilité d’une immersion sans précédent dans des univers virtuels, il privilégie la décharge pulsionnelle au détriment du contrôle opéré par le surmoi ». Cependant, on remarque que certaines scènes de jeu mettent cette responsabilité en tension, notamment dans le cadre de cinématiques montrant des scènes de tueries de masse. Il peut arriver que le joueur refuse de les regarder alors même que ces scènes sont une représentation fidèle de ce qu’il pourrait faire dans le jeu. On peut alors se demander jusqu'où le joueur se perçoit comme responsable, et interroger cette volonté d’agir ou ne pas agir qui se rapporte directement à son agentivité au sein du gameplay.

Cette tension est également visible dans les choix faits en dehors des missions. En effet, le mode libre permet d’explorer la vaste carte du jeu. Le joueur ne pourrait-il pas évoluer dans ce monde en faisant le choix de ne pas commettre de violence ? Voir GTA comme un jeu contemplatif pourrait être une manière d’envisager le jeu. Christopher Bartel en parle bien dans Free will and moral responsibility in video games “[...]I suggest that videogames represent deterministic worlds in which players lack the ability to freely choose what they do, and yet players can be held morally responsible for some of their actions, specifically those actions that the player wants to do.” Ainsi, la prise de décision est ici primordiale dans un environnement où la liberté est la règle.

Une implication morale du joueur ?

La responsabilité du joueur implique le concept de moralité. On peut donc légitimement s’interroger : Grand Theft Auto V est-il réellement un jeu sans morale ? L’univers qu’il propose semble en effet dominé par la criminalité, la violence et la transgression. Cependant, derrière cette apparente liberté totale, les développeurs posent une critique politique et sociale de notre société. L’absence d’enfants et de personnes en situation de handicap, par exemple, illustre bien cette frontière invisible. Ainsi, GTA V n’est pas seulement un miroir déformé de la société ; c’est aussi un produit calibré pour rester transgressif sans franchir certaines lignes inacceptables. Le joueur se sent donc moins ancré dans le réel avec, par exemple, la possibilité de réaliser des actions qui seraient normalement condamnables.

La série Grand Theft Auto de Rockstar est un bon exemple de cette intrication complexe entre pulsion et politique. Elle s’intègre avec ironie dans un écosystème global où les représentations visuelles et narratives ont tendance à se superposer aux évènements historiques et politiques eux-mêmes. Ces représentations — littéraires, filmiques, vidéoludiques — ont entre autres la fonction, presque thérapeutique, de rendre la violence politique acceptable moralement et psychiquement.

Careri parle d’une solution à ces pulsions immorales. Le jeu apparaît donc comme un espace transgressif codé permettant au joueur d'expérimenter une réalité alternative à la sienne sans répercussions réelles.

3 - Différence entre jeu libre et jeu en ligne.

Mode histoire et mode en ligne

GTA V prend une autre dimension lorsque l’on compare le mode histoire et le mode en ligne. En mode histoire, les choix sont effectués dans un cadre fermé, où le joueur agit essentiellement pour lui-même, face à une intelligence artificielle. Il évolue dans une ville immense, où il peut choisir ses missions, ignorer le scénario principal, ou simplement explorer l’univers sans objectif précis. Cette autonomie donne l’impression d’un monde infini, un monde ouvert, mais en réalité, elle reste contenue par les règles prédéfinies des développeurs : la police réagit à certains délits, les passants ont des comportements programmés, et les conséquences des choix du joueur n’existent qu’à l’intérieur de ce système clos. Ainsi, même quand les actions semblent variées et libres, elles n’ont pas de véritable répercussion en dehors de l’expérience personnelle du joueur. À l'inverse, le passage au mode en ligne bouleverse la donne : l’univers du jeu n’est plus rigide ni programmé, mais partagé entre des milliers d’autres joueurs. Les décisions ne portent plus sur un avatar mais sur d’autres individus, réels , qui vont réagir de façon imprévisible et non programmée dans leurs choix d’actions. L’espace de jeu devient alors un espace de liberté collective , car chaque décision individuelle impacte l’expérience de l’autre.

GTA LIFE, une totale implication

C’est dans ce contexte qu’apparaissent des serveurs spécifiques comme GTA Life, qui vont encore plus loin dans l’expérience immersive et qui sont composés uniquement de vrai joueurs. Il n’y a plus de PNJ, et toute infraction à la loi est punie. Ce type de mode pousse le joueur à incarner pleinement un rôle, comme dans un jeu de rôle grandeur nature. Ainsi, les joueurs sont amenés à avoir de réelles responsabilités dans le jeu, et les règles sont encadrées par la communauté elle-même : respect du personnage, interactions réalistes, sanctions si un joueur « casse » l’illusion (il est en effet strictement interdit de parler de simulation). On passe alors d’une liberté purement ludique à une implication sociale et morale beaucoup plus marquée, où le joueur doit réfléchir à la cohérence de ses actes vis-à-vis des autres et du monde commun qu’ils construisent ensemble.

Un espace social

Au même titre qu’Instagram ou Facebook, GTA life est un réseau social à part entière, où les joueurs se construisent une identité, entretiennent des relations, et participent à une communauté qui possède ses propres codes. Comme sur les réseaux sociaux classiques, ils cherchent à se mettre en valeur à travers leur avatar, leurs performances et leurs biens personnels. La présentation de soi est un enjeu central, l’univers de GTA agit comme une vitrine sociale, où l’esthétique, le statut et la reconnaissance comptent autant que l’efficacité vidéoludique. Ces éléments fonctionnent comme des marqueurs sociaux, comparables aux photos et publications que l’on met en avant sur Facebook ou Instagram. Comme sur les réseaux, GTA Online repose sur la collaboration : on observe des groupes se former, des alliances, mais aussi des conflits et des leaders. Les joueurs se comparent, se défient, s’exhibent, et parfois construisent des amitiés ou des rivalités durables. GTA Life est donc un véritable lieu social. Rockstar a longtemps soutenu cette dimension sociale via le Rockstar Social Club, une plateforme lancée en 2008 avec Grand Theft Auto IV. Elle permettait aux joueurs de se créer des groupes privés (crews), de partager des captures d’écran, de consulter des classements et de gérer un profil en ligne et de discuter. Avec GTA V et GTA Online, le Social Club est devenu capital pour l’expérience multijoueur, en offrant une continuité sociale au-delà du jeu lui-même. En novembre 2023, le site PCGamesN publiait un article intitulé « Ahead of GTA 6, Rockstar is getting rid of the Social Club » où l’on pouvait lire :

As of Tuesday, November 21, Rockstar has made some significant changes to its official website. A lot of the Social Club functionality has been integrated into the Rockstar site itself - if you log into your account, and select 'games' from the menu bar at the top, you can now check your progress, stats, character details, and more without accessing a separate site or page for Social Club.

Cette annonce a provoqué une importante vague de réactions négatives dans la communauté, les utilisateurs soulignant la perte d’un espace de mémoire collective. Sur Reddit les témoignages insistaient sur le fait que la disparition des profils et des crews effaçait une grande partie de l’histoire sociale de GTA Online. La fermeture du Social Club montre que pour beaucoup, GTA Online était plus qu'un jeu, un endroit où l’expérience vécue en ligne comptait vraiment, au-delà du cadre du divertissement vidéoludique.

Qu’il s’agisse du mode solo ou du mode en ligne, GTA illustre les tensions entre liberté individuelle et responsabilité sociale dans les jeux vidéo. Dans le jeu libre, nous avons vu que le joueur bénéficie d’une prise de décision propre l’amenant à explorer la ville, choisir ses missions ou simplement s’amuser sans conséquences directes sur d’autres individus. Mais cette autonomie est encadrée par des limites techniques et narratives, et la responsabilité reste confinée à l’expérience personnelle de l’avatar. En ligne, et plus encore sur des serveurs de Roleplay comme GTA life, la liberté devient sociale. Chaque action a un impact sur la communauté, qu’il s’agisse de la réputation, de la cohérence narrative ou des relations avec les autres joueurs. GTA Online se rapproche alors d’un réseau social, où l’image du joueur, ses choix et ses interactions produisent des effets concrets sur la communauté. Il questionne ainsi la manière dont nous exerçons notre autonomie et assumons nos responsabilités, et cela même dans un univers virtuel où le joueur est à la fois acteur, narrateur et membre d’une société numérique, confronté à des choix moraux et sociaux qui reflètent, à petite échelle, la complexité du monde réel.

Bibliographie

Freud, Malaise dans la culture, Paris, PUF, 2015.

Bailleul, Nicolas, « De GTA-like à GTA life. Vers un réseau social vidéoludique », Marges [En ligne], 36 | 2023, mis en ligne le 01 janvier 2026, consulté le 09 octobre 2025. URL : http://journals.openedition.org/marges/3226 ; DOI : https://doi.org/10.4000/marges.3226

Careri, Angelo, « Malaise dans le jeu vidéo », Immersion n°1, 2019, [en ligne], https://immersion-revue.fr/angelo-careri-malaise-jeu-video/