DE GTA À GTA-LIKE : Transformation du point de vue, déformation de la transgression

September 2025
  • Léo Bono (5DM)
  • Julien Cuisiat (5DM)
  • Sydney Mazé (5DM)

Dans le cadre de la rentrée 2025 et du mois de la recherche, notre Programme de recherche en Art et Design (PAD) démarre un nouveau projet et se consacre au machinima et au modding en partant du jeu Grand Theft Auto (GTA). C’est dans cette optique que nous nous intéressons à l’émergence d’un nouveau genre de jeu né des possibilités offertes par GTA et à ses liens avec les pratiques communautaires en ligne de modding et de roleplay (RP). Pour cette analyse, nous nous sommes principalement basés sur notre lecture de l’article de Nicolas Bailleul “De GTA-like à GTA life. Vers un réseau social vidéoludique”[1].

D’après le lexique du site de l’École Supérieure des Métiers Artistiques (ESMA)[2], le terme technique du GTA-like qui définit sa catégorie de jeu vidéo est le FRAAG (pour Free Roaming Action Adventure Game, c'est-à-dire “jeu d'action-aventure avec déplacement libre”). C’est un genre de jeu qui se place en sous-genre du jeu d'action-aventure. Toutefois, la meilleure définition que l’on pourrait en donner, c’est que ce sont des jeux similaires, voire imitant la formule GTA. Ce qui caractérise en effet le GTA-like, c’est la référence immédiate à GTA, à travers laquelle il a été possible de poser les bases de tous les jeux du genre. Lorsqu’on parle de GTA-like, il s'agit d'un certain type de jeux de tir en monde ouvert, souvent assimilés à tort aux simples jeux en monde ouvert (“Open World” en anglais), alors qu’il désigne plus précisément une sous-catégorie de ce genre.

Pour commencer, nous aimerions nous concentrer sur l’histoire de GTA V et son influence sur le monde du jeu vidéo contemporain, puis élargir vers le GTA-like en général, indépendamment d’une période en particulier. Dans un premier temps donc, nous nous demanderons pourquoi GTA V, sorti il y a plus de dix ans (septembre 2013), marque toujours les imaginaires du jeu vidéo et incite à créer toujours plus de GTA-like. Nous étudierons également ce qui rapproche les GTA-like de la licence GTA, en dehors des questions de gameplay.

On peut a priori identifier la cause majeure de la pérennité de GTA dans le temps : le GTA Online. L’arrivée de ce dernier en 2013 occasionne une ouverture du champ des possibles, et permet la formation d’une communauté soudée. Le modding permet également de sortir des conventions pré-établies de GTA : la communauté devient elle-même créatrice de formes de GTA-like. Il est intéressant de noter que dans le cas des mods, certaines idées principales de gameplay proviennent de communautés de moddeurs et moddeuses qui ont fait évoluer le jeu, jusqu’à en faire émerger de nouveaux. De fait, avant l’arrivée officielle du mode en ligne avec GTA IV (2008), la communauté avait déjà créé des mods comme Multi Theft Auto (MTA) ou SA-MP (San Andreas Multiplayer), qui permettaient à des centaines de joueurs de se retrouver dans la même carte, avec des modes de jeu improvisés (races, roleplay, deathmatch, etc.). Face à l’immense succès de ces mods attestant de la très forte demande pour une expérience multijoueur libre et persistante dans l’univers GTA, Rockstar a introduit le multijoueur officiel dans GTA IV et l’a perfectionné avec GTA Online dans GTA V. Nous pouvons observer la même dynamique pour d’autres éléments (le tuning des véhicules, la personnalisation des skins des personnages, et même les serveurs dédiés au roleplay apparus initialement comme des mods de GTA III et Vice City, puis intégrés plus tard directement dans les opus suivants de la franchise. Dans GTA V, n’importe qui peut hoster un serveur, modifier le jeu et créer ses propres sous-histoires et sous-jeux. Mais un des phénomènes les plus transformants issu de GTA Online est l’apparition des serveurs RP.

En s’emparant de ces serveurs, les communautés RP ont à leur tour profondément transformé l’expérience de GTA en la faisant évoluer d’univers criminels et scénarisés vers de véritables espaces sociaux persistants, comme le démontre Bailleul à propos du machinima Self-Made Men[3] réalisé par Charlotte Cherici et Lucas Azémard. Alors qu’à l’origine, la franchise GTA (et les GTA-like) se caractérise par des mondes ouverts centrés sur des missions orientées action où le joueur incarne un criminel évoluant dans une ville fictive, avec l’essor des pratiques de roleplay, cet univers a été réinvesti par des communautés qui ont choisi de se l’approprier par le biais du détournement. Il s’agit désormais non pas d’y intensifier les activités criminelles, mais plutôt d’y simuler la vie quotidienne. Sur des serveurs full RP comme GTA Life, les joueurs incarnent des personnages dotés d’un passé, d’un métier, d’une identité et interagissent selon la règle “faire comme dans la vraie vie”.

Cette dynamique a déplacé le centre de gravité de GTA. D’un format bac à sable dédié aux activités criminelles, les serveurs full RP sont devenus des laboratoires sociaux où la finalité n’est plus la réussite individuelle dans un scénario, mais la construction collective d’une société crédible. La communauté instaure ses propres règles, institutions et chartes, organisées via Discord, wikis et modérateurs, et punit surtout le hors-roleplay plutôt que le crime fictif. Ainsi, l’univers de GTA, pensé comme satire violente de la société américaine, est réorienté par ses joueurs vers une expérience sociale alternative, faite de mariages, de procès, de concerts ou d’événements caritatifs. C’est précisément ce processus auquel Nicolas Bailleul fait référence lorsqu’il parle de (re)faire communauté[4].

Cette appropriation a influencé durablement la conception des GTA-like. D’une part, les mécaniques de sociabilité intégrées par Rockstar (téléphone, réseaux sociaux parodiques, puis GTA Online) ont préparé le terrain à ces usages communautaires. D’autre part, le succès massif du GTA RP, relayé par Twitch, YouTube et des événements comme GTA RPZ (2020), a montré que ces jeux pouvaient devenir des plateformes de sociabilité aussi importantes que les réseaux sociaux traditionnels. Les communautés RP ont donc redéfini l’identité même de GTA en le transformant en une forme de GTA-like : non plus seulement un jeu centré sur le crime et l’exploration, mais un espace hybride entre fiction vidéoludique, théâtre improvisé et réseau social alternatif.

Si avec le RP la transformation peut sembler moins importante que celle des Mods, qui permettent autant d’aller marcher sur la lune que de rencontrer Bob l’Éponge, elle est pourtant bien plus forte symboliquement : on a quasiment le jeu de base, mais avec des joueurs performant des rôles attribués habituellement à des PNJ, supprimant ce qui fait la substance des jeux type FRAAG : un espace organisé autour de l’infraction et de la transgression. Soudainement, la vie s’organise et les joueurs réduisent voire suppriment les possibilités transgressives liées aux activités criminelles du monde initial de GTA pour aller vers d’autres narrations. La ville a été étirée, transformée, réinterprétée, permettant autant de diversité dans la parodie, la critique ou ouvrant encore plus les possibilités de gameplay.

Comment parler de GTA-like sans parler de Saints Row (Volition, 2006) ? Là où GTA est un monde violent et cru, voulu comme une satire des réalités sociales américaines, Saints Row se définit pour sa part comme une parodie de GTA, qui élude ces éléments de réalisme au profit d’une amplification du chaos. Ainsi, dans Saints Row, on saute des buildings entiers, on fait des saltos, on n’est jamais à court de munitions et on se bat parfois même contre des aliens. Saints Row ne pastiche pas notre monde mais tire notre réalité vers un absurde total, très hollywoodien et dénudé de conséquences, encore plus fortement que dans un GTA. De nombreux GTA-like se permettent ce crochet vers moins de réalisme et un aspect moins “simulation” : la licence Just Cause (Avalanche Studios, 2006) nous place comme combattant d’une dictature, prétexte pour combattre des “méchants” immédiatement identifiables et déployer de larges possibilités de gameplay. On est dans le contexte d’un ordre établi montré comme objectivement mauvais : nous sommes le chevalier blanc, ils sont les chevaliers noirs. Ce parti-pris a permis aux auteurs de développer de larges possibilités de gameplay transgressif et violent, tout en légitimant cette violence. Dès lors, tout faire exploser ou attacher quelqu’un à l’arrière d’une voiture (que ce soit un adversaire ou un allié) ne semble plus être un acte de cruauté mais un acte de libération.

Si dans Just Cause l’aspect politique est amoindri, ou stéréotypé pour amener vers une liberté d’action sans choquer, d’autres GTA-like affirment plus directement une idéologie de contestation. Tout un pan de ce genre de jeu transporte par exemple l’univers urbain vers la science-fiction, et d’une certaine manière vers une autre forme de critique inhérente à celle-ci : Watch Dogs (Ubisoft, 2014), un des plus connus du genre, nous place dans l’infraction à la loi non pas tout à fait comme criminel mais plus directement comme militant. On y défie les dérives technologiques et autoritaires à travers un univers d’anticipation presque contemporain, ici distant d’une trentaine d’années. Des œuvres plus futuristes critiquent, elles-aussi à leur manière, des dérives du monde contemporain : notre rapport à la technologie pour Cyber Punk 2077 (CD Projekt, 2022), une des références majeures du genre, dépeignant un monde tourné vers le progrès technologique à tout prix et l’autoritarisme, dominé par des mégacorporations toute-puissantes accentuant pauvreté et inégalités sociales, ou encore Red Faction : Guerrilla (Volition, 2009), qui nous fait participer à une révolution contre les entreprises minières présentes sur Mars.

Certaines formes d’engagements critiques pouvant être mises en avant par un GTA-like proviennent parfois d’autres œuvres de fiction, adaptées en jeu vidéo : c’est ainsi que la série des Simpsons[5] se veut transgressive et subversive dans sa façon de dépeindre la société américaine et ses dérives tout en s’inscrivant dans le registre de l’animation dont elle détourne les codes. C’est pour cette raison que cette dernière sera adaptée en GTA-like dans le jeu The Simpsons : Hit and Run (Radical Entertainment, 2003), reprenant essentiellement tous les éléments de la série dans un univers en monde ouvert, avec comme personnage principal Homer, bravant la loi dans un cadre parodique des États-Unis contemporains porté à son paroxysme. Si ici l’univers provient d’une série, il est intéressant de noter que le cinéma est, bien souvent, une influence récurrente pour la licence Grand Theft Auto. Celle-ci puise en effet une partie de son inspiration et de son esthétique dans les films noirs, de gangsters et de mafieux, et possède de nombreuses scènes cinématiques à la cinématographie léchée, permettant de s’immerger dans l’univers. Ainsi, comme dit plus haut à propos de Saints Row ou Just Cause et leur lien avec la série B, des GTA-like rendent explicitement hommage à ce genre en reprenant directement son style. C’est ce que l’on peut le voir avec la saga Mafia (Illusion Softworks, 2002), et ses références appuyées à la trilogie Le Parrain de Francis Ford Coppola pour le premier opus et au film Les Affranchis de Martin Scorsese pour le second, et il y a même eu un GTA-like directement issu dans la série Les Sopranos (1999).

Il sera d’ailleurs intéressant de noter que si GTA influence considérablement le monde du jeu vidéo, il s’inspire lui-même fortement en retour du cinéma de son époque : la licence GTA a en effet débuté au milieu des années 90, une période où le cinéma américain voit le genre du “office movie” apparaître. Fight Club (1999), Office Space (1999), Being John Malkovich (1999)… Ces films critiquent ouvertement le système américain en confrontant une esthétique de l’Open Space léché avec celle d’une violence crue. On pourra noter la ressemblance frappante entre l’expérience de jeu d’un GTA et le film Chute libre (1993), production marquante de la mouvance anti-bureaucratie du cinéma américain, qui dépeint l’histoire d’un homme dans la cinquantaine, détestant son quotidien. L’intrigue l’amène à entrer en possession d’armes qui ont été déposées dans sa voiture, cet événement sera le déclencheur d’un déchaînement de violence légitimisé comme acte de vengeance d’un système, une posture caractéristique des personnages de GTA. Ce constat nous amène à considérer GTA et ses GTA-like comme un processus de fiction transfuge, dans laquelle le spectateur devient acteur.

Ainsi, du GTA-like au GTA life, on assiste d’une part à un déplacement profond du rôle du jeu dans l’espace social. Là où le genre FRAAG se définit avant tout par la liberté d’action dans un cadre criminel et transgressif, le développement du modding et surtout du roleplay a contribué à réorienter GTA et ses héritiers vers des usages inédits, proches du théâtre collectif ou même du réseau social alternatif. Comme le montre Nicolas Bailleul, l’appropriation de GTA par les communautés RP ne se limite pas à détourner ses mécaniques : elle transforme le jeu en « bac à sable social », persistant et débordant dans le hors-jeu à travers Discord, wikis ou des plateformes dérivées de LifeInvader.

Dès lors, la frontière entre jeu vidéo, réseau social et expérience communautaire devient de plus en plus poreuse. Les serveurs RP comme GTA life ont apporté une nouvelle définition du GTA-like : non plus seulement une variation vidéoludique de GTA centrée sur le crime, mais un genre élargi qui intègre la performativité sociale et la construction collective d’un monde crédible. Cette évolution pose une question ouverte : jusqu’où cette sociabilisation vidéoludique peut-elle aller ? Les GTA-like d’aujourd’hui sont-ils encore seulement des jeux de rôle criminels en monde ouvert, ou bien des plateformes hybrides, à mi-chemin entre fiction, réseau social et laboratoire d’expérimentation communautaire ?

[1] : Nicolas Bailleul, “De GTA-like à GTA life. Vers un réseau social vidéoludique”, Marges N° 36/2023, [en ligne], http://journals.openedition.org/marges/3226/
[2] : https://www.esma-artistique.com/lexique/gta-like/
[3] : Nicolas Bailleul a été amené à travailler en tant que monteur sur le machinima Self-Made Men réalisé par Charlotte Cherici et Lucas Azémar en 2023. Comme il l’explique dans son article, ce long-métrage documentaire s’attache en effet à décrire les activités d’une communauté RP évoluant sur un serveur de GTA Online. Le chercheur nous rapporte le basculement qu’il a observé dans la pratique de ces joueurs, dépassant le cadre habituel des jeux de tir en monde ouvert pour se rapprocher davantage de la simulation d’une vie sociale alternative, art. cit.
[4] : ibid., p. 95.
[5] : Série développée par Matt Groening, dont les premiers épisodes sont diffusés en décembre 1989 sur Fox. \