Du sentiment de culpabilité dans GTA, vraie ou fausse question ?

30 September 2025
  • Léanne LE PREVOST (4DM)
  • Ming yuan HSU (5DM)

En se penchant sur les habitudes de jeux des joueurs.euses de jeux vidéo, et en particulier des jeux GTA ou GTA-like, nous soulevons plusieurs questionnements autour du sentiment de culpabilité et de la contrainte morale dans les jeux vidéo. Dans un premier temps, nous nous demanderons s’il existe un sentiment de culpabilité à commettre virtuellement des actes répréhensibles, ce qui nous amènera ensuite à la question de savoir s’il existe des limites à ce qui est « moralement et psychologiquement[^1]» acceptable dans ces mondes virtuels. Car, si le but des jeux dits violents est de provoquer des sentiments forts chez leurs joueurs, le sentiment de culpabilité en fait-il partie ? Dans quelle mesure ce sentiment peut-il apparaître ou disparaître et être manipulé ? Nous interrogerons la part de contrôle du joueur dans ses prises décisions et les conséquences qu’implique cette responsabilité, et les mécaniques de jeu qui encadrent cette part de liberté laissée au joueur dans l’exploration d’un monde ouvert.

Comment aborder la question de la responsabilité du joueur au sein du jeu ?

On considère les GTA-like comme une zone de jeu dans laquelle le récit, les mécaniques de déplacement, de conduite et d’interaction sont autant d’outils qui offrent un panel d’actions suffisamment large pour que le joueur ait l’illusion de faire sa propre expérience de jeu. C’est d’ailleurs cet aspect qui conduit, à chaque sortie d’un nouveau GTA, à raviver des polémiques alarmistes à propos des jeux vidéo et de leur propension à rendre ses joueurs violents, puisque ces mécaniques trop ouvertes inciteraient les joueurs à commettre les pires exactions. Ce à quoi les défenseurs de la franchise répondent généralement que si le joueur commet un massacre de masse à l’arme à feu, il en va de sa propre responsabilité.[2]

GTA V semble être alors le terrain de jeu parfait pour aborder ce sujet, tel un miroir du « ludespace[3] » théorisé par Mckenzie Wark dans son livre Gamer Theory[4] : les actions y sont réduites à des algorithmes (réussir une mission, gagner de l’argent, augmenter des statistiques), vidant de sens la question de la culpabilité morale.

Car là où des théoriciens comme Johan Huizinga avec Homo Ludens[5] et Roger Caillois dans Les jeux et les hommes[6] évoquent un espace-temps séparé de la réalité où les règles ordinaires cessent de s’appliquer et où se déroule le jeu, dans GTA V, cette coupure est poussée à l’extrême : les actes que nous définissons comme immoraux n’entraînent aucune conséquence dans la vie réelle. L’avatar Michael, Franklin ou Trevor agit à la place du joueur, qui peut toujours se réfugier derrière cette distance. C’est aussi plus ou moins ce que nous dit Mathieu Triclot dans Philosophie des jeux vidéo quand il évoque à ce propos une « délégation de responsabilité ». Le joueur agit, certes, mais toujours par l’intermédiaire d’un personnage : ce n’est jamais « moi » qui tue, mais « Trevor ».

Mais ce qui est intéressant c’est aussi de voir comment cela fait sens avec le « ludespace » de McKenzie Wark, qui élargit encore la perspective : nous vivons dans un monde où tout est jeu, où la logique de la compétition et du score s’étend à l’ensemble de la vie sociale : « [...] Les formes des jeux vidéo sont partie intégrante d’un monde de plus en plus constitué par ces mêmes formes[7] ». Ainsi, GTA V déresponsabilise en même temps qu’il responsabilise : d’un côté, il libère des contraintes éthiques du réel ; de l’autre, il soumet le joueur à une logique de règles internes qui encadrent ses choix, elle-même par la suite transposable au réel.

Les joueurs face à la violence de GTA V : entre empathie et mise à distance

Face à la violence dans GTA V, quelles sont les réactions des joueurs ? Yann Leroux, dans son livre Les jeux vidéo ça rend pas idiot[8], insiste sur la capacité des joueurs à distinguer la fiction de la réalité : « les joueurs savent qu’ils jouent ». Jouer avec la violence de GTA V n’implique pas nécessairement de la cautionner, Leroux met en exergue l’absence de preuve et la révocation du lien qui a pu être fait à maintes reprises entre les tueries de masses et jeux vidéo. Là où Careri dans Malaise dans le jeu vidéo suppose que ce détachement n’est jamais complet, pour lui, le plaisir ludique est aussi lié à la transgression. Le joueur sait qu’il franchit des interdits, et c’est précisément cette suspension de la culpabilité qui donne sa saveur au jeu. C’est un questionnement qui demande à être approfondi : est-ce une pure libération de pulsion comme le suggère la notion de malaise évoquée par Careri, ou serait-ce un laboratoire où chacun peut tester des comportements sans craindre de sanction réelle, non pas pour les reproduire dans la vie réelle, mais pour tester leurs effets dans un cadre sécurisé ? En ce sens, le jeu déplace la culpabilité en la transformant en un outil d’expérimentation, presque en un matériau de jeu. « Le jeu est un laboratoire du social, un espace où les règles peuvent être suspendues, modifiées, voire renversées[9] ».

Car si certains joueurs expriment un sentiment de malaise après avoir écrasé un piéton virtuel, d’autres y voient simplement une mécanique de jeu dépourvue de portée morale :

On songe par exemple aux joueurs qui se refusent à jouer la séquence de la torture dans GTA V, ou le niveau « No russian » dans Call of Duty : Modern Warfare 2, qui demande au joueur de perpétrer un attentat de masse dans un aéroport. Ces phases de gameplay sont problématiques pour beaucoup de joueurs, au point que Call of Duty, par exemple, prévient le joueur et lui offre la possibilité de sauter cette séquence.[10]

La culpabilité est donc déplacée : elle ne disparaît pas, mais elle change de statut. Elle devient une composante de l’expérience, une émotion qu’on peut chercher autant à provoquer qu’à écarter.

Enfin, comme le remarque McKenzie Wark, « les jeux ne sont pas des représentations de ce monde. Ce sont plutôt des traductions allégoriques de ce monde devenu ludespace[11] » . Autrement dit, la culpabilité dans GTA V n’est pas une question morale : elle est médiée par les logiques de l’algorithme, et ne renvoie pas au sens moral auquel nous nous référons dans la vie réelle.

Toutefois, le joueur de GTA V n’échappe pas à la culpabilité : il en fait l’expérience sous une forme déplacée. La transgression est à la fois permise et encadrée ; la violence devient une mécanique ludique parmi tant d'autres et entretient volontairement le joueur dans une certaine ambiguïté entre réel et fiction dont il doit lui-même fixer les limites. Suivant cette logique, le sentiment de culpabilité ne devrait s’exercer que lorsque c’est intentionnel dans le gameplay.

Créer ses propres règles, ré-appropriation de GTA V

McKenzie Wark souligne qu’il existe toujours la possibilité de « trifler » avec le jeu, c’est-à-dire de jouer non pas pour gagner, mais pour détourner les règles : Car si GTA V semble enrayer les questions de morale et de sens de responsabilité chez les joueurs, on peut voir qu’en dehors de GTA V dans sa version originale, il existe aussi « GTA Life », un mode non officiel de Grand Theft Auto V.

Contrairement au jeu original, il permet aux joueurs de faire du roleplay et d’interagir avec des milliers d’autres personnes en ligne. Dans son article « De GTA-like à GTA Life. Vers un réseau social vidéoludique[12] », Nicolas Bailleul explique que le respect des règles nécessite un encadrement et un contrôle permanent, assurés notamment par des joueurs-modérateurs bénévoles. Ceux-ci veillent sur la ville, accompagnent les nouveaux arrivants et sanctionnent ceux qui ne respectent pas les règles. Ils n’interprètent pas un rôle de fiction mais disposent de privilèges particuliers, comme se téléporter d’un endroit à un autre, ou téléporter et bannir d’autres joueurs. Ainsi, lorsque les joueurs doutent de la crédibilité de leurs actions RP, les modérateurs rappellent qu’il faut « faire comme dans la vraie vie ».

Les joueurs ont ainsi créé un autre monde de GTA, plus proche de la vie réelle : ils y jouent des rôles comme dans la réalité, de manière sociale, et en suivant des règles qui se rapprochent davantage de la morale. Cela peut passer par l’usage de mods ou par des pratiques créatives qui transforment l’expérience. Le joueur redonne alors sens à ses actions en imposant ses propres limites.

Dans le GTA original, la violence est autorisée par les règles du jeu, ce qui réduit le sentiment de culpabilité des joueurs, puisqu’ils pensent simplement obéir aux règles établies. Mais avec GTA Life, on voit que les joueurs ne se contentent pas de suivre les règles de GTA : ils les questionnent, s’en affranchissent, et inventent de nouvelles règles. C’est ainsi qu’apparaît une forme de responsabilité qui ne repose pas sur l’obéissance aux règles imposées, mais sur la création de nouvelles règles, et l’acceptation de la responsabilité d’en être les auteurs. C’est cette nouvelle responsabilité des joueurs reposant sur leur agentivité[13] qui deviendrait la source d’un potentiel sentiment de culpabilité face à leurs prises de décisions et les éventuelles conséquences dans ce nouveau cadre.

Dans Philosophie des jeux vidéo[14], Mathieu Triclot, nous rappelle que l’on ne joue pas seulement avec des représentations de systèmes de règles ou de modèles, mais aussi avec la possibilité de « mettre en nombres » le monde et d’agir sur lui à travers des indicateurs, ce qui fait du jeu vidéo ce terrain de jeu idéal aux expérimentations.

Conclusion

Dans cette perspective, GTA V ne supprime pas la culpabilité : il offre un espace où chacun peut la mettre en jeu, la déplacer, voire la réinventer. Elle n’est pas effacée, elle devient un matériau ludique : tantôt suspendue par le cadre du jeu, tantôt réactivée par la transgression, tantôt réinventée à travers de nouvelles règles créées par les joueurs eux-mêmes. En cela, on peut dire que GTA V déplace notre sentiment de culpabilité, qui n’est plus régi par des questions d'ordre purement moral, il est ici manipulée et manipulable Et en ce sens, GTA V illustre ce que Wark appelle le « ludespace » : un monde où la logique du jeu s’étend à la réalité, brouillant les frontières entre morale et stratégie, liberté et algorithme. Jouer à GTA V, ce n’est pas seulement « faire n’importe quoi sans conséquence », c’est expérimenter nos rapports à la responsabilité et à l’éthique dans un espace de simulation.

[1] : Nous reprenons ici les termes d’Angelo Careri dans « Malaise dans le jeu vidéo », Immersion n°1, février 219, [en ligne], https://immersion-revue.fr/angelo-careri-malaise-jeu-video/
[2] : Bailleul, Nicolas, « De ‪GTA-like à ‪GTA life. ‪Vers un réseau social vidéoludique », Marges n°36, 2023, p. 105. | mis en ligne le 01 janvier 2026, consulté le 15 octobre 2025. URL : http://journals.openedition.org/marges/3226 ; DOI : https://doi.org/10.4000/marges.3226
[3] : Concept forgé par McKenzie Wark dans son ouvrage Théorie du Gamer pour faire appel à une approche du jeu vidéo comme système spatial, afin d’analyser les interactions à différentes échelles entre l’espace dans le jeu vidéo, l’espace du joueur et l’espace autour du jeu vidéo.
[4] : McKenzie Wark, Théorie du Gamer, Paris, Les prairies ordinaires, 2019.
[5] : Huizinga, Johan, Homo Ludens, Paris, Gallimard, 1995
[6] : Caillois, Roger, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1992
[7] : Wark, Mckenzie, Théorie du gamer, Paris, Les prairies ordinaires, 2019.
[8] : Leroux, Yann, Les jeux vidéo ça rend pas idiot, Limoges, FYP éditions, 2012.
[9] : Fouillet, Aurélien, Playtime, Paris, Édition les Pérégrines, 2014.
[10] : Citation extraite de l’article d’Angelo Careri « Malaise dans le jeu vidéo », art. cit.
[11] : Wark, Mckenzie, Théorie du gamer, Op. cit.
[12] : Bailleul, Nicolas, « De ‪GTA-like à ‪GTA life. ‪Vers un réseau social vidéoludique », art. cit.
[13] : On appelle agent « toute personne autonome capable de définir ses propres choix et de les réaliser de manière consciente et rationnelle en leur affectant efficacement des moyens pour une finalité (Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2005) ».
[14] : Triclot, Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, p. 215.

Bibliographie

Caillois, Roger, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard,

Fouillet, Aurélien, Playtime, Paris, Édition les Pérégrines, 2014.

Huizinga, Johan, Homo Ludens,

Leroux, Yann, Les jeux vidéo ça rend pas idiot, Limoges, FYP éditions, 2012.

Triclot, Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011.

Wark, McKenzie, Théorie du Gamer, Paris, Les prairies ordinaires, 2019.

Bailleul, Nicolas, « De ‪GTA-like à ‪GTA life. ‪Vers un réseau social vidéoludique », Marges n°36, 2023.

Careri, Angelo, « Malaise dans le jeu vidéo », Immersion n°1, février 219.